C'est très bon

La légende de Bloodsmoor -Joyce Carol Oates

Prudence avait aussi décontenancé John Quincy Zinn en lui serrant la main, car à l’époque, le contact physique était rare entre les sexes ; au moment des présentations, l’homme s’inclinait avec un profond respect devant la dame qui croisait ses mains gantées ou jouait avec son éventail. Une coutume que nous avons eu bien tort d’abandonner.

« La légende de Bloodsmoor »… ou grandeur et décadence de la famille Zinn, aristocrates américains puritains du XIXe siècle, demeurant dans une originale demeure octogonale, en Pennsylvanie. L’histoire tumultueuse de cette étrange famille nous est racontée par une narratrice, qui se fait chroniqueuse de ses tribulations.

Les cinq soeurs Zinn, Constance Philippa, Malvinia, Octavia, Samantha, Deirdre, corsetées de principes- en apparence- promises à un destin non moins étriqué (mariage arrangé, beaucoup d’enfants, et surtout tais-toi…) vont secouer le cocotier d’une façon incroyable, à commencer par Deirdre, la fille adoptive, timide et mal aimée, dont l’enlèvement brutal (dans un « ballon hors-la-loi »… par un homme !) va déclencher toute une série d’événements hallucinants et catastrophiques.

Non mais quel roman ! Foisonnant, dramatique, mais tellement drôle, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire, même si ça m’a pris du temps… (un bon mois). Sa densité extraordinaire nécessite une disponibilité d’esprit, même si, paradoxalement, « La légende de Bloodsmoor » est distrayant au possible. C’est que Joyce Carol Oates ne ménage pas sa peine pour composer des personnages fouillés, dont les états d’âme, les aventures incroyables, tout comme les vêtements -quel luxe de détails !- sont décrits avec une précision diabolique sur plus de 700 pages.

Comment fait-elle? Je me le suis demandé pendant toute ma lecture, car ce roman en apparence échevelé est évidemment construit de façon magistrale. C’est du génie.

Elle jubile, Joyce, on le sent bien, lorsqu’elle narre -fait narrer plutôt- le destin des soeurs Zinn par une vieille fille bigote, scandalisée par le comportement des demoiselles dont elle relate les aventures.  Comment osent-elles, les filles Zinn, se faire enlever dans un ballon, cheveux au vent (c’est épouvantable et si gracieux en même temps…), disparaître le soir de leurs noces, monter sur les planches et coucher avec le grand Mark Twain ( très alcoolisé, le Twain, pas très glorieux), convoquer les esprits (on est dans un roman gothique, fantômes et autres ectoplasmes font des apparitions très remarquées), s’enfuir au nez et à la barbe de tout le monde -surtout à la barbe de l’honorable Papa Zinn, inventeur de la chaise électrique !- pour épouser un homme qui leur plaît (l’apprenti de Monsieur Zinn, quel scandale). L’écriture ampoulée avec laquelle est écrit le roman crée un décalage vraiment très drôle, la subjectivité étant le maître mot du récit : la narratrice choisit ce qu’elle peut raconter ou pas, c’est choquant, tellement choquant, je ne peux pas vraiment, relater cet épisode là… et celui-ci je le raconte mais ça me coûte… scandaleux.

La légende de Bloodsmoor amuse et stupéfie le lecteur, moins par ses extravagances gothiques que par la démonstration de féminisme qu’il donne, avec l’histoire de ces femmes d’hier, à la lectrice d’aujourd’hui. Ecrasées sous le joug des hommes, sans aucun droit, sans la plus petite possibilité d’émancipation, les femmes Zinn relèvent soudain la tête et se lancent follement dans l’existence… à leurs risques et périls. Mais elles iront jusqu’au bout.

12 réflexions au sujet de « La légende de Bloodsmoor -Joyce Carol Oates »

  1. Tu connais mon appétence (doux euphémisme) pour les pavés mais je crois que Oates est l’autrice qui est capable de me faire renoncer à mes plus viles habitudes. Bref, avec ton avis motivé et enthousiaste, je surnote ce roman. Mon souci est mon défaut de concentration actuel complété par un goût certain pour la zapette…

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  2. roooh, un que je n’ai pas lu de Oates!!! et tu as l’air si enthousiaste! j’ai noté aussi, mais ils ne sont pas sortis en français, il me faudra me les procurer sur des sites étrangers, des recueils de nouvelles polar/noires de différents auteurs.trices sous sa houlette… très envie de les lire aussi. bonne soirée!

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      1. il y en a au moins un dont j’ai le nom en tête, c’est Cutting edge. Je me demande si l’autre ne s’appelle pas Cardiff, by the sea, mais celui-là je me demande si ce n’est pas un roman perso…

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