coup de coeur

Stasiland- Anna Funder

« Un flot de personnes se déversa dans Berlin-Ouest. Quand les premiers rentrèrent, une canette de bière de l’ouest à la main pour montrer d’où ils venaient, les gardes tentèrent de les empêcher de refranchir la frontière, mais il était trop tard : venant de l’Est comme de l’Ouest, les gens avaient déjà commencé à pleurer, à escalader et à danser sur le Mur. »

Anna Funder est une journaliste australienne. Sept ans après la chute du mur de Berlin, elle vit en Allemagne et se lance dans une enquête minutieuse et de longue haleine sur la Stasi, la police secrète de l’ex RDA. Ses recherches la conduisent à rencontrer victimes et anciens dirigeants de cet organisme terrifiant. J’apprends avec stupeur que si la Stasi a bien été dissoute après la réunification de l’Allemagne, il en reste une « ostalgie » ( un drôle de mot utilisé pour désigner les nostalgiques de l’ex RDA) que nombre d’anciens revendiquent haut et fort. Ostalgie d’autant plus sidérante et incompréhensible qu’elle est également ressentie par une partie de la population.

« C’était mieux avant, il y avait plus de monde dans les bars ».
« Je m’étais habituée à cette vie, à être surveillée en permanence (…). ça ne me plaisait pas: mais je pensais : je vis dans une dictature, alors c’est comme ça. »

Comment peut-on être « ostalgique » d’un système aussi avilissant que celui-ci, me suis-je demandée tout au long de cette lecture éprouvante  mais qu’on ne peut pourtant pas lâcher. L’enquête met en lumière le machiavélisme à grande échelle d’une dictature totalement paranoïaque, dont l’ingéniosité pour espionner le tout-venant semble sans limite. Tout y passe : surveillance, emprisonnement, torture (privation de sommeil et autres joyeusetés…) incitation à la dénonciation du voisin, du copain…  tout le monde est « espionnable » car tout le monde est un ennemi potentiel.

« Quand je trouve dans un dossier que la Stasi a passé vingt ans à surveiller la même famille, dans son salon, je me demande vraiment qui, quel genre de personne, peut vouloir accumuler ce genre de renseignements. »

Comment la Stasi incite-t-elle les citoyens à se dénoncer les uns les autres? Par le chantage. C’est l’histoire de Julia, fiancée un temps à un italien, qui ne peut retrouver du travail que si elle devient indic pour le compte de la Stasi et consent à espionner son ex-compagnon. C’est celle de Frau Paul, dont le bébé malade se trouve hospitalisé en Allemagne de l’ouest et qu’elle ne pourra retrouver qu’en devenant indic à son tour. Il y a aussi Myriam, une « presque » évadée, piégée alors qu’elle se trouve littéralement au pied du mur, dont le mari se serait suicidé en prison… Tous les témoignages recueillis dans ce livre hybride qui tient à la fois du roman, du récit, de l’essai historique, m’ont mis le coeur à l’envers. Ceux qui ont réussi à dire non sont admirables. Quant aux autres, comment les juger? J’aurais fait quoi, moi, si mon enfant s’était trouvé de l’autre côté du Mur… On ne peut pas éviter la question.

Ce qui fait la force d’un tel ouvrage, très bien écrit par ailleurs, -Anna Funder a un style très immersif qui embarque le lecteur, j’ai plongé malgré moi dans cet enfer organisé grâce au sens du détail de l’autrice-  vient aussi de sa capacité à s’intéresser aux victimes aussi bien qu’aux bourreaux. Avec une position de neutralité pas évidente mais nécessaire aux besoins de son enquête, Anna approche les anciens de la Stasi grâce à une petite annonce dans le journal. Elle les rencontre dans des cafés, dans leurs anciens locaux. Ce qu’ils racontent, souvent volontiers, avec fierté, laisse sans voix.

« Je voudrais savoir si vous avez gardé la même vision du Mur, si vous considérez toujours qu’il était un édifice « humain »et que les meurtres à la frontière représentaient un acte de paix? »

Il lève son bras libre, prend sa respiration et hurle :

« PLUS ! QUE ! JAMAIS ! »

J’ai souligné tant et plus, des passages entiers de ce livre mériteraient de figurer dans ce billet. Certains font dresser les cheveux sur la tête. Je conclurai néanmoins par ceci :

« En quarante années d’existence, la quantité de renseignements récoltés par la Stasi était aussi volumineuse que les archives historiques de toute l’Allemagne depuis le Moyen Âge. Disposés les uns à côté des autres, les dossiers de la Stasi se seraient étendus sur cent quatre-vingts kilomètres. »

Je remercie Ingannmic pour cette lecture commune que je n’oublierai pas de sitôt.

Pour retrouver les chroniques des autres participants, cliquez sur Bookin’g.

 

 

 

22 réflexions au sujet de « Stasiland- Anna Funder »

  1. Coucou Béa, tu es un peu en avance, la LC est prévue pour le 17 🙂

    Ce n’est pas très grave ceci dit, c’est juste qu’il faudra attendre deux jours de plus pour avoir l’avis des autres lectrices… et je note ton enthousiasme, sans doute annonciateur du ton des autres billets à venir !

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    1. Voilà, les autres billets sont parus ! Du coup, j’ai relu ton billet plus attentivement. Je constate que nous avons pour la plupart été très marquées par les témoignages de ces victimes, qui démontre à la fois l’absurdité, l’efficacité destructrice du système.

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  2. L’ostalgie paraît difficile à comprendre, mais le prix de la réunification a été lourd à payer, avec un sentiment de déclassement et de mépris de la part des Allemands de l’Ouest (en partie avéré). Et pour un pays qui sortait du nazisme et d’une occupation des vainqueurs, la RDA n’avait sans doute pas que des mauvais côtés pour sa population…

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  3. Oui, parfois on reste étonné des réactions des gens. Même si j’avoue me sentir perdue lors des élections maintenant, j’espère ne pas être surprise dans le mauvais sens par le résultat des prochaines… Ce livre a l’air très fort émotionnellement.

    Bon dimanche ma belle 😊

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  4. L’Ostalgie est en effet difficile à comprendre surtout avec le recul et en connaissant tous les détails de cet affreux régime et des vies qu’il a brisées. Mais beaucoup de gens s’intéressent uniquement à leur propre cas, donc si leur vie a empiré avec la chute du régime, ils le regrettent. C’est notamment le cas des ouvriers par exemple.

    En tout cas, je suis très contente d’avoir découvert ton blog grâce à cette lecture commune de Sacha et le blog d’Ingrid 🙂

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  5. J’avais déjà entendu parler de ce sentiment d' »’ostalgie » chez les habitants de l’ancienne RDA et je crois qu’il existe dans d’autres pays de l’ex-bloc de l’Est. C’est évidement très surprenant pour nous mais ça s’explique un peu. Je n’ai pas pu me joindre à cette lecture commune mais je commence à avoir une bonne idée du contenu de ce livre grâce à vos avis et commentaires.

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  6. Cette Ostalgie est évoquée dans plusieurs films dont « Good bye Lénine » et même si il s’agit d’une forme d’idéalisation, il existe aussi plusieurs reportages qui montrent que la liberté après la chute du mur a été compliquée à appréhender pour les habitants de Berlin Est notamment, parce que le capitalisme leur est aussi tombé dessus.

    En tout cas, je lirai ce titre.

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