coup de coeur

La famille Karnovski- Israël Joshua Singer

« Sois fort, mon fils, comme moi et comme tous les Juifs de l’ancienne génération, nous sommes habitués à cela depuis toujours et nous le supporterons, comme des Juifs. »

Les Karnovski sont originaires de Pologne. David, le fils, est un homme cultivé, partisan d’un judaïsme spirituel et philosophique. Il quitte l’étroite ville de Melnitz et s’installe en Allemagne avec sa femme Léa. Berlin la moderne semble idéale pour pratiquer sa religion à la maison, tout en vivant en parfait allemand, totalement assimilé. Leur fils Georg, est un enfant puis un adolescent rebelle. Après des années à se chercher, à papillonner, quelques velléités d’études philosophiques abandonnées au profit de la médecine, le séduisant Georg est mobilisé comme médecin-militaire pendant la Grande Guerre. A son retour, il  commence une belle carrière de gynécologue et épouse la discrète Teresa Holbek, allemande et catholique. Les belles années prennent fin brutalement avec l’arrivée des nazis au pouvoir et les persécutions contre les juifs qui obligent la famille Karnovski à immigrer vers les Etats-Unis. Jegor, le fils de Georg et Teresa, vit très mal ce déracinement et sa double identité allemande et juive, qu’il rejette violemment…

Attention les amis, je vais vous parler, maladroitement et je m’en excuse, d’un total chef-d’oeuvre. Il n’est pas toujours simple d’évoquer un livre qu’on a aussi viscéralement aimé plus facile de dire du mal.

« La famille Karnovski » est en effet un roman magistral comme on en lit peu, une saga familiale et historique bouleversante, documentée et absolument passionnante. Je n’ai pas de mots assez forts pour décrire l’enchantement que m’a procuré cette lecture, le bonheur et l’attachement éprouvés vis-à-vis de tous ces personnages, tellement bien campés, tellement touchants, tellement plein de grâce. Comme j’ai aimé le grand Georg et son père l’intransigeant David, la tonitruante Elsa, le facétieux Salomon Bourak, le terrible docteur Landau, le malheureux Jegor… Comme j’ai aimé détester le minable Hugo, l’odieux docteur Zerbe, le répugnant professeur Kirchenmeyer…

Et l’écriture, quelle écriture ! Quelle belle traduction du yiddish au français, qui rend si bien la vivacité et la modernité du style (le roman a été écrit en 1943, mais rien de poussiéreux dans cette écriture !) la précision, le merveilleux talent de conteur et de narrateur d’Israël Joshua Singer ! Plus de 700 pages étourdissantes, qui émeuvent, font pleurer et rire aussi, car Singer manie sublimement l’ironie et maîtrise l’art du portrait comme personne : j’aurais plein d’exemples à donner, car le roman fourmille de personnages, aussi bien principaux que secondaires, qui en quelques lignes, prennent vie sous la plume vive et malicieuse de l’auteur :

« Cet homme fuyant, pédant, avec un visage au teint terreux évoquant le bouillon figé de la carpe farcie, avec de gros yeux de poisson et des cheveux raides, couleur de fer rouillé (…) avait des habitudes bien à lui pour s’habiller, fumer et se nourrir, habitudes très utiles pour un professeur vivant de son seul traitement. Quand il devait regagner sa classe, il ne jetait pas son cigare mais il l’éteignait avec de la salive et le gardait dans la poste de sa veste tachée pour le rallumer à la pause suivante » (professeur Kirchenmeyer)

Les portraits physiques sont aussi réussis que les portraits psychologiques, nullement figés, comme j’ai pu lire quelque part, mais au contraire pénétrants et sans aucun manichéisme. J’ai particulièrement aimé le personnage de Jegor, incapable de supporter sa part de judéité et dont le mal-être est ainsi décrit :

« Il était conscient de ce que ces affrontements n’étaient dommageables qu’à lui seul, mais ça le démangeait cependant comme un malade qui ne peut s’empêcher de s’acharner sur ses propres plaies. Il était en permanence tenaillé par le désir masochiste de se torturer lui-même, de se refuser tout ce qui pourrait lui faire du bien et de courir après toute chose susceptible de lui causer tourments et souffrances. »


Le contexte historique est fort habilement restitué, par petites touches : la Grande Guerre, la crise, la République de Weimar, la brutalité des « hommes bottés », (les nazis ne sont jamais nommés) de même que le brouhaha de la Dragonerstrasse, si grouillante de vie, ses commerces, ses rues, ses personnages hauts en couleur (cher Salomon Bourak, cher Efroïm Walder, vieil érudit éternellement plongé dans ses livres rongés par les souris…).

Et la fin ! Ouverte, elle laisse espérer, comme dans un roman moderne, elle entrouvre une porte, là où la violence et la haine ont irrémédiablement détruit, saccagé, massacré. C’est formidable, de terminer une saga de cette ampleur, par quelque chose dont je tairai tout, mais qui m’a, comme le reste, transcendée.

Je jure que je n’en fais pas trop. Ce livre est une merveille qui m’a remplie de reconnaissance, de tendresse, d’amour, de chagrin, de joie. Je vous en prie, lisez-le.

« Une tension chaotique, mélange d’attente, d’espérance et de crainte, s’empara de la capitale quand les hommes bottés furent devenus maîtres de ses rues et de ses places.
Ils étaient partout, et en nombre, les hommes bottés. Ils défilaient et paradaient, passaient à toute allure dans leurs automobiles, sur des motocyclettes, portaient des torches allumés, jouaient dans des fanfares, claquaient des talons et défilaient, défilaient sans fin, défilaient interminablement. »

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